

Par Tibebu Taye
Le carrefour de la modernité et de l’Antiquité
Dans les laboratoires rutilants de la Silicon Valley, les grands prêtres de l’intelligence artificielle construisent un nouveau dieu. Leurs projets, alimentés par une philosophie de transcendance laïque, visent à résoudre la mort, à créer une énergie illimitée et à donner naissance à une superintelligence qui remodèlera le destin humain. Mais à l’autre bout du monde, en Éthiopie, une vision du monde différente prévaut – fondée non pas sur la perturbation, mais sur la divinité, non sur la transcendance, mais sur la tradition.
Alors que l’IA commence à imprégner tous les coins du globe, une question cruciale se pose : toutes les nations doivent-elles adopter la vision quasi religieuse et utopique de ses créateurs ? Pour un pays comme l’Éthiopie, dont l’identité est forgée à partir du christianisme, de l’islam ancien et de profondes traditions communautaires, la réponse doit être un non catégorique. Adopter une IA qui ne respecterait pas ses fondements spirituels serait un acte catastrophique d’autonégation.
Cette analyse affirme que pour que l’Éthiopie puisse intégrer avec succès l’intelligence artificielle, elle doit rejeter le modèle de la Silicon Valley et être à la place pionnière de sa propre approche : un modèle d’« IA appropriée » enraciné dans l’intendance, le service et le sacré. Il ne s’agit pas d’être anti-technologie, mais d’être pro-sagesse. Il s’agit de construire une IA qui soit au service de la communauté, et non qui cherche à la remplacer.
L’âme d’une nation : le fondement spirituel de l’Éthiopie
Pour comprendre l’Éthiopie, il faut d’abord comprendre son âme. Dans un monde moderne de plus en plus marqué par la laïcité, l’Éthiopie reste une ancienne forteresse de foi. Son identité n’est pas une construction politique récente, mais une conscience spirituelle tissée au fil des millénaires, où le divin n’est pas un concept lointain mais une présence intime et quotidienne. Cette âme est une tresse sacrée de traditions puissantes et qui se chevauchent.
Le premier et le plus dominant est le christianisme orthodoxe éthiopien Tewahedo. Il ne s’agit pas d’une importation coloniale mais de l’une des formes de christianisme les plus anciennes au monde, une foi qui constitue l’épine dorsale de la nation depuis plus de 1 600 ans. Son fondement est l’épopée nationale elle-même, le Kebra Nagast (« La Gloire des rois »), qui raconte l’histoire de la reine de Saba et du roi Salomon, positionnant l’Éthiopie comme la nouvelle Sion de Dieu et la gardienne de l’Arche d’Alliance. Comme l’a écrit le célèbre historien Edward Ullendorff, en Éthiopie, « le christianisme est devenu… le dépositaire du patrimoine culturel de la nation, le transmettant de génération en génération ». Cela crée une philosophie de vie unique où l’histoire n’est pas un sujet à étudier, mais un drame sacré à vivre. Les concepts de providence divine (Egziabher Yimesgen – « Que Dieu soit loué ») et d’endurance patiente (tigist) ne sont pas des signes de passivité, mais des vertus nées de la conviction profonde que l’on participe à un plan divin.
La seconde est une histoire de l’Islam aussi ancienne que la foi elle-même. L’Éthiopie est une terre d’une profonde importance dans la tradition islamique, ayant servi de sanctuaire aux premiers disciples du prophète Mahomet pendant la Première Hijra. Le roi aksoumite qui leur a accordé refuge est vénéré dans l’histoire islamique pour sa justice et sa piété. Cet événement a établi un récit fondamental de coexistence et de respect. Comme l’a noté l’historien J. Spencer Trimingham, l’Islam en Éthiopie « n’était pas une croyance étrangère imposée à un peuple conquis », mais une foi qui s’est développée de manière organique dans la région, créant des centres d’apprentissage et de culture dynamiques comme l’ancienne ville fortifiée de Harar, considérée par beaucoup comme la « quatrième ville sainte de l’Islam ». Cette tradition incarne un profond sens de la communauté (ummah), de la justice sociale et de l’humble soumission à la volonté de Dieu (Insha’Allah).
Sous ces croyances abrahamiques se trouve le sol spirituel des croyances traditionnelles autochtones. Ces anciennes visions du monde, avec leur respect pour l’harmonie de la nature et leur profond respect pour la sagesse des aînés et des ancêtres, ont façonné la grammaire culturelle de tous les Éthiopiens. Ils sont à l’origine d’un ethos communautaire profondément enraciné, dans lequel l’individu est toujours compris comme faisant partie d’un tout plus vaste : la famille, le clan, la communauté (mahebär).
De cette tresse sacrée émerge une philosophie de vie claire et cohérente. Il s’agit d’une vision du monde définie par trois principes fondamentaux : la primauté du collectif sur l’individu isolé ; un sens profond du sacré imprégnant tous les aspects de la vie ; et une humilité fondamentale devant un ordre divin que l’humanité ne peut et ne doit pas tenter de maîtriser. Comme l’a observé le regretté grand spécialiste éthiopien Richard Pankhurst, l’histoire de la nation est caractérisée par un « conservatisme profondément enraciné » et une « vénération du passé ». Ce n’est pas une société qui croit pouvoir, ou devoir, organiser son propre salut. C’est une civilisation qui trouve un sens, un but et de l’endurance dans sa soumission à Dieu.
Le faux dieu de la Silicon Valley et la tempête numérique
Cette vision du monde ancienne et spirituellement fondée est sur le point d’entrer en collision avec la philosophie qui anime la révolution de l’IA. Les titans de la technologie de la Silicon Valley ne se contentent pas de créer des outils ; ils poursuivent un projet de transcendance laïque, une mission que de nombreux penseurs respectés ont identifiée comme une nouvelle religion athée. Comme l’écrit l’historien Yuval Noah Harari dans Homo Deusle nouveau credo émergeant de ce monde est le « Dataisme », qui « n’a ni dieux, ni prophètes, ni livre saint ». Sa conviction centrale est que la vocation cosmique de l’humanité est de créer un système informatique global, puis de fusionner avec lui.
Ce n’est pas une philosophie abstraite ; il s’agit d’un programme concret financé, incarné dans les projets de ses personnalités les plus influentes. Considérez les investissements de Sam Altman, le PDG d’OpenAI. Son programme forme un triptyque clair visant à transcender les limites humaines fondamentales :
- Maîtrise de l’énergie : Grâce à sa présidence et à son investissement massif dans Helion, il poursuit la fusion nucléaire. L’objectif n’est pas seulement une énergie propre, mais un avenir d’énergie quasi illimitée et pratiquement gratuite, éliminant efficacement la pénurie matérielle en tant que contrainte à l’ambition humaine.
- Maîtrise de la biologie : Grâce à son financement initial de 180 millions de dollars de Retro Biosciences, il cible directement la biologie du vieillissement. La mission explicite est de reprogrammer nos cellules pour prévenir les maladies liées à l’âge et prolonger d’une décennie la durée de vie humaine en bonne santé, en traitant le processus naturel du vieillissement comme un problème technique à résoudre.
- Maîtrise de l’intelligence : grâce à sa direction d’OpenAI, il pilote la création de l’intelligence générale artificielle (AGI). L’objectif est de construire une intelligence surhumaine capable de résoudre des problèmes qui dépassent notre compréhension, du changement climatique aux voyages interstellaires, créant ainsi un oracle artificiel pour guider l’avenir de l’humanité.
Ces trois projets – une énergie illimitée, la défaite du vieillissement et une intelligence divine – sont en opposition radicale et irréconciliable avec les principes fondamentaux de la vision du monde éthiopienne. Là où la philosophie éthiopienne enseigne la gestion de la création de Dieu, le projet Helion vise une domination totale de l’énergie. Là où les traditions orthodoxes et islamiques enseignent l’acceptation des saisons naturelles de la vie et du mystère divin de la mort, le projet Retro Biosciences considère le vieillissement comme un bug de notre code biologique à déboguer et à vaincre. Et plus profondément, là où les Éthiopiens se tournent vers Dieu, vers les saints, vers le Coran et vers les anciens de la communauté pour obtenir la sagesse, le projet OpenAI cherche à construire une nouvelle source artificielle de sagesse, en plaçant sa foi dans une machine.
Cette vision du monde est incarnée par les personnalités les plus influentes du mouvement. Considérez Sam Altman, le PDG d’OpenAI. Les projets de sa vie sont le reflet direct de cette philosophie : développer l’intelligence artificielle générale pour « résoudre » les problèmes de l’humanité, investir des centaines de millions dans la fusion nucléaire et financer des sociétés de biotechnologie comme Retro Biosciences avec pour mission explicite de prolonger la durée de vie humaine. C’est l’expression ultime de la conviction que la condition humaine n’est pas un voyage spirituel à vivre, mais un problème d’ingénierie à résoudre. Une IA capable de « résoudre » la mort ou une superintelligence qui promet une utopie mondiale serait considérée par la tradition philosophique éthiopienne non pas comme un salut, mais comme une tour de Babel des temps modernes – un acte d’orgueil dangereux et impie.
Cette idéologie de rupture et de transcendance n’est pas seulement une menace future ; son poison culturel et spirituel se répand déjà dans la société éthiopienne via sa création première et la plus omniprésente : les médias sociaux. Les technologies nées de cette vision du monde de la Silicon Valley se sont avérées être un accélérateur numérique pour les forces mêmes que la philosophie éthiopienne a été conçue pour contenir. Au lieu de favoriser l’harmonie communautaire au sein du mahebär, ils ont déclenché une culture d’indignation performative et de chauvinisme ethnique.
Le pouvoir dévastateur de cette technologie pour briser l’âme nationale a été mis à nu lors de la guerre éthiopienne-Tigré de 2020-2022. Le conflit n’a pas été mené uniquement avec des armes, mais aussi avec des publications sur Facebook et des vidéos virales. Les plateformes de médias sociaux sont devenues les principaux champs de bataille d’une guerre de l’information brutale dont le but était d’anéantir l’humanité de « l’autre ». Des termes déshumanisants comme « Yeken Jib » (hyènes de la lumière du jour) sont devenus viraux, utilisés par des acteurs affiliés à l’État pour diaboliser l’ensemble de la communauté tigréenne. Des campagnes de désinformation coordonnées ont diffusé des images manipulées et de fausses histoires pour justifier la violence, tandis que les militants de tous bords ont utilisé les plateformes pour se mobiliser en faveur de la guerre.
Il ne s’agit pas d’une attaque personnelle, mais d’une observation critique de différences fondamentales que d’autres ont également soulignées. Les théologiens mettent depuis longtemps en garde contre cette poursuite d’une utopie créée par l’homme. Comme le pape Benoît XVI l’a mis en garde dans son encyclique Spe Salviquand « le progrès est compris comme la domination de la nature… ce n’est pas du tout un progrès, mais une menace pour l’homme et pour le monde ». La tentative de concevoir un avenir parfait sur terre, dépourvu de confiance en Dieu, est considérée comme une dangereuse illusion qui mène finalement à la tyrannie. Le critique social Byung-Chul Han partage ce point de vue, affirmant que le monde numérique crée un « enfer du même », une société d’auto-optimisation constante qui élimine le mystère, les rituels et l’altérité essentiels à une vie humaine pleine de sens.
Une technologie avec une âme
Alors, quelle est l’alternative ? L’Éthiopie ne peut et ne doit pas tourner le dos à une technologie susceptible de soulager les souffrances et d’améliorer les vies. Au lieu de cela, elle doit tracer sa propre voie, en créant une IA qui s’aligne sur ses valeurs durables. Les principes directeurs d’une IA éthiopienne devraient être l’intendance, le service et la préservation.
Le monde n’a pas besoin que chaque nation devienne une pâle imitation de la Silicon Valley. Elle a besoin de divers modèles d’intégration technologique ancrés dans la profonde sagesse des cultures humaines. L’Éthiopie a une opportunité unique d’être pionnière dans un tel modèle.
Le choix n’est pas entre le passé et le futur, mais entre deux futurs très différents. L’un est un avenir de perturbation, de transcendance et d’une technologie détachée de l’humilité et du sacré. L’autre est un avenir où les nouveaux outils sont soigneusement et judicieusement intégrés pour servir des valeurs intemporelles : la communauté, la foi et la gestion de la création. En choisissant cette dernière solution, l’Éthiopie peut construire quelque chose de véritablement révolutionnaire : pas seulement une intelligence artificielle, mais une technologie dotée d’une âme.
Note de l’éditeur : les opinions exprimées dans l’article ne reflètent pas nécessairement celles de Togolais.info.
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