Les conditions politiques de la coopération entre l’Éthiopie et l’Érythrée

Maria

Par Petros Dejene (Toronto)

L’essai récent du professeur Teshome Abebe, « Libérer la prospérité : l’impératif économique de la coopération entre l’Éthiopie et l’Érythrée en matière de ports, de commerce et d’alignement politique», est l’un des arguments économiques les plus convaincants jamais avancés en faveur d’une collaboration renouvelée entre les deux nations. Son analyse s’appuie sur des données, un raisonnement économique solide et une compréhension approfondie de la façon dont la géographie, le commerce et l’interdépendance façonnent la prospérité. Dans une région où le discours est souvent polarisé par l’histoire et l’émotion, l’essai d’Abebe se distingue par son optimisme rationnel.

Il nous rappelle que la géographie n’est pas nécessairement une fatalité et que même les pays sans littoral peuvent transformer leurs désavantages structurels en opportunités grâce à des partenariats stratégiques. Ses calculs sont sombres et convaincants : l’Éthiopie paie jusqu’à 2 milliards de dollars par an en frais portuaires et en coûts logistiques gonflés, tandis que les ports érythréens – Assab et Massawa – fonctionnent à une fraction de leur capacité potentielle. Ces chiffres à eux seuls démontrent que la coopération économique n’est pas un luxe mais une nécessité. Comme Abebe le note à juste titre, l’isolement mutuel a appauvri les deux pays, tandis que la coopération pourrait rapporter des milliards de dollars en gains commerciaux, faire baisser les prix à la consommation et créer des emplois dans le corridor de la mer Rouge.

C’est un argument qui mérite une attention sérieuse. Abebe fonde son optimisme sur des exemples venus du monde entier – l’accès fluvial du Paraguay à travers le Brésil, le corridor du Mali à travers le Sénégal et les modèles d’infrastructures partagées de l’Afrique de l’Ouest – démontrant tous qu’un bénéfice mutuel est possible lorsque les voisins coopèrent dans des cadres transparents et fondés sur des règles. Pour l’Éthiopie et l’Érythrée, la logique est claire : l’interdépendance économique pourrait ouvrir la voie à la stabilité, comme cela a été le cas dans d’autres régions.

Mais si les arguments économiques sont solides, le terrain politique et institutionnel reste périlleux. C’est là que l’analyse par ailleurs excellente d’Abebe nécessite une dose de réalisme. Malheureusement, l’économie ne fonctionne pas dans un vide politique, surtout dans la Corne de l’Afrique.

L’ordre politique actuel de l’Érythrée est défini par la militarisation, une centralisation extrême et une méfiance profondément ancrée à l’égard de l’intégration. Son économie dirigée et son système de service national illimité sont conçus non pas pour l’ouverture mais pour le contrôle. Il serait peut-être optimiste d’espérer qu’un tel régime englobe des accords transparents de partage de ports ou de libre circulation des personnes. De la même manière, l’Éthiopie, malgré son dynamisme économique, est toujours aux prises avec une gouvernance fragmentée, un processus décisionnel opaque et des conflits internes qui affaiblissent son influence diplomatique. Sans tenir compte de ces réalités structurelles, même le modèle économique le plus élégant risque de rester théorique.

Le véritable défi n’est donc pas de savoir si la coopération a un sens économique – c’est clairement le cas – mais de savoir si l’un ou l’autre État possède actuellement le volonté politique et maturité institutionnelle pour que cela se réalise.

Pour traduire la logique économique en politiques concrètes, trois conditions préalables se dégagent.

Premièrement, l’Éthiopie doit institutionnaliser sa stratégie maritime et régionale.
Les décisions stratégiques majeures – qu’elles concernent les ports, les corridors ou la paix – ne peuvent pas continuer à dépendre de calculs politiques éphémères. Le gouvernement devrait convoquer une commission indépendante Commission de l’avenir maritime réunissant des économistes, des diplomates, des historiens et des dirigeants du secteur privé pour évaluer toutes les options portuaires (Djibouti, Berbera, Assab, Massawa et Lamu) avec transparence et responsabilité. L’intérêt national doit être fondé sur des preuves et non sur le secret.

Deuxièmement, le chemin vers la coopération doit commencer par un dialogue au-delà des gouvernements.
L’appel d’Abebe en faveur d’un partenariat économique pourrait gagner en crédibilité s’il était associé à ce qui manquait depuis longtemps à la Corne : une consultation structurée et à plusieurs voix. Une diplomatie de deuxième voie – réunissant des universitaires, des chefs d’entreprise et des professionnels de la diaspora éthiopiens et érythréens – peut créer une base de confiance que les régimes actuels n’ont pas réussi à construire. Lorsque le changement politique surviendra, ces réseaux civiques constitueront l’échafaudage d’une véritable intégration.

Troisièmement, le séquençage est important.
L’objectif ne doit pas être un retour brutal aux déclarations euphoriques de 2018, mais un feuille de route par étapes:

  1. Renforcement de la confiance grâce à un commerce limité, à une coopération humanitaire et à des échanges techniques ;
  2. Cadres institutionnels pour la gestion portuaire et l’harmonisation douanière ;
  3. Intégration économique progressiveancré dans des traités juridiques et un contrôle régional, pour garantir une durabilité au-delà des personnalités ou des cycles politiques.

L’Éthiopie et l’Érythrée ont déjà payé un lourd tribut à l’absence d’un tel séquençage. L’accord de paix de 2018 a brièvement rouvert les frontières, repris les vols et ravivé l’optimisme du public – mais son échec lors du conflit du Tigré a révélé à quel point une « paix sans processus » peut être fragile. Sans mécanismes de vérification, de consultation et d’approbation parlementaire, la bonne volonté s’est transformée en méfiance.

Cette leçon ne doit pas décourager la coopération, mais plutôt la guider.

En fin de compte, l’essai d’Abebe est précieux non seulement pour ses perspectives économiques, mais aussi pour raviver un débat national urgent. Le statut enclavé de l’Éthiopie n’est pas seulement un problème logistique ; c’est une question géopolitique et psychologique. Et l’isolement de l’Érythrée n’est pas un signe de souveraineté, c’est un symptôme d’insécurité. Les deux nations sont destinées à coexister par l’histoire, la géographie et la démographie ; la question est de savoir s’ils le feront en tant que partenaires de prospérité ou en tant que rivaux pris au piège de la suspicion.

La voie à suivre n’est pas la confrontation mais évolution institutionnelle. L’économie est déjà du côté d’Abebe. Ce qui reste, c’est la politique – et cela nécessite du leadership, de la transparence et le courage de laisser les preuves et le dialogue guider le destin.

L’Éthiopie doit diriger ce dialogue, non pas en ravivant de vieux griefs, mais en articulant une vision maritime crédible, inclusive et tournée vers l’avenir qui invite les Érythréens – et pas seulement leur gouvernement – ​​à un horizon d’opportunités partagé.

Comme nous le rappelle le professeur Abebe, la prospérité commence lorsque les portes s’ouvrent. Mais pour que ces portes restent ouvertes, la confiance, les institutions et la responsabilité doivent d’abord tenir les charnières.

Note de l’éditeur : les opinions exprimées dans l’article ne reflètent pas nécessairement celles de Togolais.info.

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