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Par Mohamud A. Ahmed – Cagaweyne
La gloire qui voile les blessures
L’histoire de l’Éthiopie est un paradoxe : triomphe et tourment sont gravés dans l’âme d’une nation toujours en quête d’elle-même. La victoire d’Adwa en 1896 constitue un phare africain de défi contre l’impérialisme européen, célébrée mondialement comme une preuve d’unité et de résistance. Pourtant, derrière cette réalisation lumineuse se cache une histoire plus troublante : une histoire de conquête, d’exclusion et de domination. Pour des régions telles que la région Somali, Oromia, Gambella et Benishangul-Gumuz, la création d’un État éthiopien n’a pas signifié l’inclusion mais l’assujettissement, non pas un destin partagé mais une lutte acharnée. Les frontières de la nation se sont élargies non pas grâce à un partenariat mais par la force ; les identités n’étaient pas adoptées mais écrasées sous le poids d’un État centralisé qui glorifiait l’unité aux dépens de la diversité.
Les communautés attirées en Éthiopie ont été privées de leur autonomie, leurs langues réduites au silence et leurs cultures reléguées à la périphérie. Les rébellions n’étaient pas des actes de trahison mais des appels désespérés à la reconnaissance de la part de ceux que l’État traitait comme des sujets plutôt que comme des citoyens. Le discours officiel de l’Éthiopie célèbre une unité forgée dans la résistance, mais pour beaucoup, cette unité a été renforcée par la violence. Le peuple somalien, les Oromo et d’autres groupes marginalisés ont porté le fardeau de l’exclusion, leurs contributions ignorées et leurs identités marginalisées. L’identité éthiopienne, pour eux, n’était pas un droit de naissance mais une chaîne imposée par un État qui exigeait la loyauté sans offrir la dignité.
Une nation avec des frontières mais sans appartenance : l’héritage d’éloignement de la région Somali
L’expérience de la région Somali est emblématique des contradictions internes de l’Éthiopie. Bien que le territoire se trouve à l’intérieur des frontières éthiopiennes, ses habitants ont souvent été traités comme des étrangers. Ils ont été étiquetés avec des noms désobligeants comme « Waryaa », comme pour marquer qu’ils appartenaient à l’autre côté de la frontière avec la Somalie. Leur histoire avec l’État éthiopien a été marquée par le conflit, le déplacement et la survie. Pendant des générations, la seule relation qu’ils ont connue avec le gouvernement a été celle des guerres menées non pour la reconnaissance mais pour la survie – des guerres contre un État qui revendiquait leurs terres mais niait leur humanité.
La région Somali, comme d’autres zones marginalisées, n’a jamais vraiment fait partie du processus politique éthiopien. Sa population a été exclue de la gouvernance et n’a pas eu son mot à dire dans les décisions qui façonnaient sa vie. Ils ont été traités après coup et leur participation à l’histoire nationale a été effacée. Ceux qui rejettent le fédéralisme comme inutile n’offrent aucune solution significative aux blessures historiques portées par ces communautés. Sans fédéralisme, quel espoir d’autonomie ont-ils ? Quelle alternative peut leur apporter la dignité et la reconnaissance qui leur ont été refusées pendant si longtemps ? Le fédéralisme n’est peut-être pas parfait, mais c’est la seule voie par laquelle des régions comme la région Somali peuvent enfin trouver leur place au sein de l’Éthiopie.
Le fédéralisme : un rêve fragile pour lequel il vaut la peine de se battre
L’introduction du fédéralisme ethnique en 1991 n’était pas simplement une réforme politique : c’était une tentative consciente de panser les blessures d’une nation fracturée par la main lourde d’une gouvernance centralisée. La longue histoire de centralisation de l’Éthiopie a laissé de profondes cicatrices dans les communautés à travers le pays, érodant la confiance et aliénant les régions qui se sentaient subordonnées à un État qui parlait d’unité mais pratiquait la domination. Le fédéralisme n’est pas apparu comme une solution facile mais comme un cadre nécessaire pour reconnaître la riche diversité de l’Éthiopie et empêcher un groupe isolé de monopoliser le pouvoir. Il offre aux petites régions l’autonomie nécessaire pour protéger leur identité culturelle, gouverner leurs affaires en fonction de leurs besoins uniques et reprendre le pouvoir sur leur avenir. Le fédéralisme offre aux communautés marginalisées un espace pour se réécrire dans l’histoire de la nation – une chance de guérir les exclusions du passé et de participer de manière significative à façonner l’avenir.
Toutefois, les pleines promesses du fédéralisme n’ont commencé à se dévoiler qu’au cours des six dernières années. À l’exception des régions sujettes aux conflits et où les tensions restent élevées, comme le Tigré et l’Amhara, une grande partie du pays a connu pour la première fois une véritable autonomie dans le cadre fédéral. Ces évolutions – ancrées dans des garanties constitutionnelles – méritent d’être reconnues, voire célébrées. Les réformes de la gouvernance, comme les germes du changement, nécessitent du temps pour s’enraciner et se développer avant de porter leurs fruits. Ceux qui rejettent le fédéralisme comme source de division le font trop tôt sans présenter des alternatives viables qui respectent la diversité de l’Éthiopie et honorent l’autonomie de tout son peuple.
Tout système de gouvernance, aussi bien intentionné soit-il, a besoin de temps pour mûrir, s’adapter et répondre aux besoins d’une société en évolution. Abandonner le cadre fédéral maintenant, avant qu’il ait eu la chance de s’épanouir, serait non seulement une erreur mais aussi une régression dangereuse. Cela risque de ramener l’Éthiopie dans des schémas destructeurs d’exclusion et de domination qui ont longtemps entravé l’unité nationale. Le fédéralisme, aussi imparfait soit-il, offre à l’Éthiopie une voie à suivre – une voie qui honore la pluralité de la nation et construit un avenir où toutes les voix sont entendues et où chaque identité est protégée.
Le bouclier de l’autonomie : une défense contre l’empiétement
Pour la région Somali et d’autres, le fédéralisme n’est pas un luxe mais une nécessité – un bouclier contre l’empiétement politique, l’effacement culturel et l’exploitation économique. Il offre un cadre juridique grâce auquel les régions peuvent contrôler leurs ressources et se gouverner elles-mêmes sans interférence de puissances lointaines. Sans cette autonomie, les petites régions risquent d’être englouties par des entités plus grandes et plus puissantes, leurs terres réduites en pillage et leurs habitants oubliés.
Dans le paysage politique complexe de l’Éthiopie, un système centralisé ne peut pas répondre de la même manière aux besoins de toutes les régions. Le fédéralisme permet à chaque région de relever ses défis avec des solutions adaptées à ses réalités uniques. Les zones isolées dotées d’infrastructures limitées ont besoin d’autonomie pour favoriser l’autonomie et la résilience, réduisant ainsi la dépendance à l’égard d’un gouvernement lointain qui ne peut pas pleinement comprendre leurs besoins. Le fédéralisme offre une voie par laquelle chaque région peut participer de manière significative aux affaires de la nation, en garantissant que personne ne soit laissé pour compte.
Une crise de myopie intellectuelle : les chercheurs ermitisés comme obstacles au progrès
L’un des défis les plus urgents de l’Éthiopie réside non seulement dans ses structures politiques, mais aussi dans les cadres intellectuels qui guident ces structures. Une génération d’érudits – hermétiquement enfermés dans des récits ethniques étroits – a émergé, chacun interprétant le destin de l’Éthiopie à travers le prisme de son propre passé. Certains sont devenus tellement empêtrés dans leur politique identitaire qu’ils ne parviennent pas à voir le bien commun de la nation. Ironiquement, en 2024, certains continuent même de croire à l’indignité de certaines ethnies à gouverner le pays, faisant écho à une vision du monde dépassée et appartenant au passé.
Comme le dit le vieil adage, « Un doctorat rend l’imbécile plus idiot et le sage plus sage ». Malheureusement, certains de ceux chargés de définir l’avenir de l’Éthiopie sont déconnectés des réalités auxquelles sont confrontées ses diverses communautés. Ils vivent dans des silos intellectuels, prescrivant des solutions à des problèmes qu’ils ne comprennent pas. Ces universitaires, avec leurs convictions rigides et leur arrogance académique, pourraient même ne pas être qualifiés pour participer au dialogue national éthiopien. Leurs idées sont souvent détachées des expériences vécues par les gens, comme s’ils résidaient sur une autre planète. Ce sont ces angles morts – ces visions myopes – qui continuent de faire obstacle à des progrès significatifs. L’avenir de l’Éthiopie exige des penseurs qui voient au-delà de leurs affiliations ethniques étroites et qui sont prêts à s’engager dans un dialogue qui inclut, plutôt qu’exclut, les voix de tous les coins de la nation.
La Commission de dialogue national : une voie imparfaite mais nécessaire
Au milieu de ces complexités, la Commission de dialogue national éthiopienne offre une lueur d’espoir. La commission a été créée pour fournir une plate-forme où les griefs peuvent être exprimés, les différends discutés et la réconciliation recherchée. Cependant, le processus n’est pas sans défis. Des invitations ont été adressées aux groupes d’opposition armés, avec l’assurance de garanties de sécurité, mais les défis logistiques et sécuritaires rendent cette participation loin d’être simple. Transporter les membres de l’opposition depuis les zones de conflit, garantir leur sécurité et instaurer la confiance entre les participants nécessitent une planification complexe et une surveillance rigoureuse.
La méfiance entre le gouvernement et les factions de l’opposition complique encore davantage le processus. Dans un pays où les conflits couvent sous la surface, assurer la sécurité de tous les participants est un cauchemar logistique. Pourtant, la commission de dialogue reste une étape nécessaire. L’Éthiopie a besoin d’une plateforme où les vérités peuvent être dites et partagées, même si l’issue est incertaine. Le succès nécessite non seulement des conversations, mais aussi un engagement – un engagement en faveur de l’inclusivité, de la transparence et d’un véritable engagement. Les défauts de la commission peuvent être corrigés et le processus peut être affiné, mais le dialogue doit se poursuivre. L’avenir de l’Éthiopie dépend de sa capacité à affronter le passé et à tracer une nouvelle voie.
Conclusion : le pacte non écrit
L’avenir de l’Éthiopie repose sur sa volonté d’honorer le pacte qu’elle a conclu avec son peuple – un pacte de justice, d’inclusion et de dignité. Le fédéralisme et le dialogue ne sont pas des solutions parfaites, mais ils constituent des éléments essentiels de cet accord. La Commission de dialogue national offre un espace où les griefs peuvent être traités et des solutions explorées, même si le chemin à parcourir est incertain. C’est un début – une chance de construire un avenir où chaque citoyen, chaque région et chaque identité a sa place à la table des négociations.
Le chemin de l’Éthiopie vers la paix n’est ni facile ni garanti. Cela exige du courage de la part de toutes les parties prenantes, des compromis de la part des acteurs politiques et de la confiance de la part des communautés meurtries par le conflit. Mais grâce au fédéralisme et au dialogue, la nation peut transcender son histoire de division et se forger un avenir ancré dans la justice, la confiance et le respect mutuel. Ce n’est qu’en honorant cette alliance que l’Éthiopie pourra devenir une nation digne des espoirs et des rêves de tout son peuple – une nation où la beauté de la diversité n’est pas seulement tolérée mais célébrée et où l’unité n’est pas imposée mais gagnée.
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Note de l’éditeur : les opinions exprimées dans l’article ne reflètent pas nécessairement celles de Togolais.info
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