Jawar : un bâtisseur de ponts potentiel ?

Maria

Cet article constitue la deuxième partie de « Jawar Mohammed : Du conflit à l’unité ?»

Jawar _ Politique éthiopienne Jawar _ Politique éthiopienne
Jawar Mohammed (Photo tirée du Web/archives)

Par Worku Aberra

– Publicité –

(Pour la commodité des lecteurs, l’article est présenté en plusieurs versements)

Jawar a indiqué sa volonté de servir de pont entre les différents groupes dans la lutte pour la démocratie en Éthiopie, mais beaucoup remettent en question sa capacité, citant son rôle de division dans le passé. Une personne ayant une histoire aussi polarisante peut-elle désormais jouer un rôle constructif dans la construction de ponts ? Les doutes restent forts.

La construction de ponts en politique implique de répandre la compréhension, la coopération et l’unité entre les individus, les groupes et les communautés qui parfois s’unissent, parfois s’opposent, mais ne parviennent généralement pas à interagir de manière significative. La construction de ponts nécessite la résolution des différends, l’identification d’un terrain d’entente et la facilitation de la collaboration pour atteindre des objectifs communs. En Éthiopie, où l’opposition au régime autoritaire d’Abiy Ahmed reste fragmentée, la construction de ponts est essentielle non seulement pour unir les efforts contre le régime, mais aussi pour la réconciliation nationale.

La métaphore de la construction de ponts fait référence à la connexion d’entités auparavant séparées en supprimant les barrières. Dans le contexte politique éthiopien, ces barrières constituent la méfiance, les différences idéologiques et les rivalités enracinées entre les élites. Ils découlent de griefs historiques non résolus, d’intérêts concurrents et de l’absence d’une vision commune pour l’avenir du pays. Ces divisions ont affaibli l’opposition et permis au régime d’Abiy Ahmed d’exploiter la désunion pour conserver le pouvoir. L’unité entre les élites oromo et amhara, sans minimiser le rôle des élites des autres groupes ethniques, est essentielle au changement politique en Éthiopie et à la gouvernance démocratique.

La construction de ponts nécessite de la vision, de la persévérance et de la diplomatie. Nelson Mandela constitue un exemple instructif de construction de ponts politiques. Après sa sortie de prison en 1990, Mandela a unifié la société sud-africaine divisée. Il a abordé la méfiance, encouragé le dialogue et favorisé la réconciliation entre les Sud-Africains noirs, qui ont souffert sous l’apartheid, et les Sud-Africains blancs, qui craignaient de perdre leurs privilèges. En tant que premier président de l’Afrique du Sud après l’apartheid, Nelson Mandela s’est engagé personnellement en faveur de la confiance, du compromis et de la réconciliation, a fait progresser le processus de construction de ponts, posant les bases d’une transition démocratique pacifique. L’ampleur de son succès reste cependant un sujet de débat.

La structure de la construction de ponts

La construction de ponts pour changer le système politique comprend certains éléments essentiels. Parmi ceux-ci, la reconnaissance des différences est essentielle. Il est essentiel de reconnaître la diversité des perspectives, des intérêts et des priorités des différents groupes. Ces différences découlent d’expériences historiques, de croyances idéologiques ou de visions contradictoires de la gouvernance.

Un autre élément essentiel est la reconnaissance des injustices. De nombreuses divisions découlent de torts historiques ou persistants qui ont laissé des griefs au sein des communautés. Reconnaître et valider ces griefs est essentiel pour instaurer la confiance. Ignorer de telles injustices risque d’aggraver la méfiance et d’aliéner les groupes marginalisés. La reconnaissance n’exige pas une résolution immédiate, mais elle jette les bases d’une réconciliation future.

La nécessité de compromis est tout aussi importante. Changer un système politique exige que les groupes fassent des concessions pour le bien commun. La volonté de faire des compromis facilite la négociation, équilibrant les intérêts contradictoires tout en alignant les efforts vers une vision partagée. Sans flexibilité, des positions bien arrêtées peuvent rendre improbables des changements transformateurs.

La mise en place de mécanismes pour aborder les différences, régler les griefs et favoriser l’inclusion est un autre élément indispensable. Les plateformes de dialogue, telles que les forums communautaires, peuvent offrir des espaces permettant à divers groupes d’exprimer leurs points de vue, d’identifier des valeurs partagées et de trouver un terrain d’entente. Les commissions vérité et réconciliation constituent un mécanisme essentiel pour redresser les griefs en enquêtant sur les injustices passées, en offrant aux victimes une plateforme pour partager leurs expériences et en recommandant des actions réparatrices. Pour promouvoir l’inclusivité, la représentation proportionnelle dans les structures de gouvernance garantit que tous les groupes ethniques, sociaux et politiques sont représentés de manière adéquate dans la prise de décision. Ces mécanismes contribuent collectivement à gérer les problèmes non résolus, en veillant à ce qu’ils ne fassent pas dérailler les efforts de réforme du système politique.

Enfin, reconnaître la nécessité d’une action stratégique unifiée est essentiel pour parvenir à un changement systémique. Cela implique de former des coalitions qui unissent divers groupes, d’établir des objectifs communs pour guider leurs efforts et de mobiliser des ressources pour réformer le système. Sans une action coordonnée, la construction de ponts risque de devenir un concept abstrait plutôt qu’un moteur de transformation politique.

Obstacles à la construction de ponts en Éthiopie

Les défis auxquels est confrontée la construction de ponts en Éthiopie sont immenses. Parmi les défis les plus controversés figurent les griefs passés, la politique ethnique et le fédéralisme ethnique, y compris le statut d’Addis-Abeba.

Les injustices historiques perpétuées par les gouvernements précédents – émanant du système foncier féodal, de la politisation de l’ethnicité et de la marginalisation de certains groupes ethniques – constituent un obstacle majeur à la construction de ponts en Éthiopie. Ces injustices systémiques ont entraîné du ressentiment, de la méfiance et des divisions au sein des communautés. Bien qu’il soit urgent de résoudre ces problèmes, les griefs du passé ont été largement exploités à des fins politiques. Les acteurs politiques ont utilisé ces torts historiques comme une arme pour inciter à la discorde, aggraver les divisions et entraver la réconciliation. La réconciliation nécessite de remédier aux torts passés, de rectifier les injustices et d’établir des mécanismes favorisant la guérison.

Un autre obstacle à la construction de ponts est la politique ethnique. La politique ethnique sape l’unité en perpétuant les divisions, que ce soit dans la phase de transition de l’Éthiopie ou dans sa structure de gouvernance à long terme. Les partisans des partis politiques ethniques, tels que Jawar, plaident pour leur maintien aux côtés du fédéralisme ethnique. Ils considèrent le fédéralisme ethnique comme une garantie des droits, des intérêts et des avantages de leurs groupes ethniques. En revanche, les critiques identifient la politique ethnique comme la cause profonde de l’instabilité politique de l’Éthiopie ; ils prônent un changement vers des organisations politiques et des cadres de gouvernance fondés sur des idéologies,

De nombreux pays africains ont reconnu les risques des politiques ethniques et ont pris des mesures pour réduire leur influence. Par exemple, le Rwanda, le Kenya et la Tanzanie ont interdit les partis politiques ethniques. L’Éthiopie doit emboîter le pas en rejetant les partis politiques ethniques et le fédéralisme ethnique, et en adoptant plutôt un cadre politique idéologiquement motivé et un système fédéral fondé sur le territoire qui favorise la stabilité, l’inclusivité et la cohésion des élites. Même si les opinions varient quant à la forme optimale de fédéralisme pour l’Éthiopie, un processus démocratique est essentiel pour tracer une voie constructive. La résolution des questions controversées par la consultation publique, le dialogue et la recherche d’un consensus peut jeter les bases d’une gouvernance durable.

Le débat sur la politique ethnique en Éthiopie recoupe des questions plus larges de gouvernance. Au cours des 50 dernières années, les tendances mondiales ont évolué vers la décentralisation et l’autonomie régionale, comme le montrent les accommodements de l’Espagne pour la Catalogne et le Pays basque et les administrations décentralisées du Royaume-Uni en Écosse, au Pays de Galles et en Irlande du Nord. L’Éthiopie pourrait adopter des modèles similaires qui équilibrent les exigences d’autonomie avec le besoin d’unité nationale.

Le statut d’Addis-Abeba : un symbole de division

Le statut d’Addis-Abeba, façonné par la politique ethnique et le fédéralisme ethnique, reste une question controversée qui doit être résolue de manière démocratique, pacifique et inclusive. Les nationalistes oromo revendiquent la propriété exclusive de la ville sur la base de revendications historiques, tandis que d’autres Éthiopiens la considèrent comme une capitale nationale représentant tous les citoyens. La Constitution éthiopienne désigne Addis-Abeba comme ville autonome mais attribue des intérêts particuliers à l’Oromia à Addis-Abeba, en particulier dans les services sociaux et l’utilisation des ressources – une disposition très inhabituelle sans parallèle clair ailleurs dans le monde. Cette singularité explique probablement l’absence à ce jour de lois explicites imposant des taxes spéciales ou des mécanismes de partage des ressources.

Les autres villes autonomes du monde ne sont généralement pas tenues de payer des impôts aux régions environnantes. Les exemples provenant d’autres pays fournissent des informations précieuses sur la manière de résoudre de tels différends. Bruxelles fonctionne de manière autonome au sein de la Belgique, équilibrant sa situation régionale avec ses rôles nationaux et européens. De même, Moscou fonctionne comme une ville fédérale indépendante de toute région, et Washington, DC, fait office de district fédéral aux États-Unis, garantissant ainsi sa neutralité administrative. Le statut d’Addis-Abeba, en tant que capitale de l’Éthiopie et plaque tournante internationale en raison de l’hébergement du siège de l’Union africaine, doit être résolu de manière satisfaisante dans tout futur système politique du pays.

Le fédéralisme ethnique est enraciné dans les patries historiques, mais le concept de territoires ethniques est semé d’embûches. Établir des revendications ancestrales sur une région ou une ville est par nature difficile et source de division, car des histoires qui se chevauchent aboutissent à des contestations de propriété. Poursuivre de telles revendications risque d’approfondir les divisions, de mettre l’accent sur l’exclusivité et de saper l’unité. La question centrale n’est pas de déterminer si une région ou une ville appartient à un groupe ethnique spécifique, une tâche impossible compte tenu de la complexité des revendications historiques, mais de garantir que divers groupes puissent coexister au sein d’une même nation. L’accent doit désormais être mis sur la création d’un environnement inclusif dans lequel tous les groupes ethniques se sentent valorisés, accueillis et respectés dans des espaces partagés.

Conclusion

Le système politique fracturé de l’Éthiopie nécessite de toute urgence de construire des ponts au sein des groupes et entre eux, alors qu’ils oscillent entre des moments de coopération, de compréhension et de soutien et des périodes prolongées d’incompréhension, d’indifférence et de désespoir. Les Éthiopiens ont besoin d’un bâtisseur de ponts doté d’une vision, d’une intégrité et d’une stature exceptionnelles.

Malheureusement, l’Éthiopie n’a pas de Nelson Mandela. En l’absence d’un bâtisseur de ponts idéal, l’unification des factions, des groupes et des communautés divisés ne peut pas dépendre d’un seul individu mais nécessite un effort collectif. Ce groupe devrait comprendre des dirigeants civiques, des représentants de la communauté, des personnalités politiques et des autorités religieuses, chacun apportant des perspectives distinctes.

Jawar Mohammed, avec ses nombreux partisans et sa position politique évoluée, pourrait faire partie de ces individus. Un leadership collaboratif de cette nature offre une approche pragmatique pour aborder les divisions. Le besoin urgent d’unité et d’action collective de l’Éthiopie contre l’autoritarisme appelle des solutions pratiques. Retarder l’action dans la recherche d’un leader idéal risque d’exacerber les divisions, d’affaiblir la résistance et de prolonger le règne d’Abiy Ahmed.

Worku Aberra est professeur d’économie au Collège Dawson, Montréal, Canada.

Note de l’éditeur : les opinions exprimées dans l’article ne reflètent pas nécessairement celles de Togolais.info

__

– Publicité –