Par Addissu Admas
Dans son livre largement lu et commenté Grande Éthiopie, Donald N. Levine (1931-2015), ancien professeur de sociologie à l’Université de Chicago et éthiopien d’une perspicacité exceptionnelle, a écrit non seulement sur la possibilité, mais surtout sur la « durabilité d’une société multiethnique » en Éthiopie . Comme Levine l’a noté avec une certaine ironie dans la préface de l’édition révisée de son livre en 2000, la version originale de son livre est apparue le jour même où l’empereur Haile Selassie I a été déposé le 12 septembre 1974. Cependant, ni la détrônement de l’empereur et les régimes ultérieurs, ni les idéologies qui les ont soutenus, l’ont fait changer sa croyance originelle en la viabilité et la durabilité d’une Éthiopie qui est « une société multiethnique ». En effet, ce fut l’une des principales raisons pour lesquelles il réédita son livre quelque vingt-six ans plus tard.
Le professeur Levine pensait que le ciment idéologique qui soutenait l’unité de l’Éthiopie était, successivement, ce qu’il appelait «l’idéologie salomonide» sous le régime impérial qui soutenait que l’Éthiopie dans son ensemble était un ancien royaume qui fait remonter son origine à l’union entre le roi Salomon et la reine de Saba comme illustré dans le Kébré Negast. Le régime du Derg, qui cherchait à unir les peuples d’Éthiopie sous la bannière du marxisme, tandis que le régime de l’EPRDF, en particulier sous Meles Zenawi, voulait mettre en œuvre les idées jamais tout à fait mises en œuvre de Staline contenues dans son Le marxisme et la question nationale (1913). Si le professeur Levine avait été vivant aujourd’hui, il aurait eu du mal à identifier une quelconque forme d' »idéologie unificatrice », sauf la dégénérescence de la précédente en une « rivendication » fascistoïde des gloires passées, un « exceptionnalisme présumé », ou un amalgame de idées mal digérées auxquelles nous assistons aujourd’hui.
En tant que véritable ami et amoureux de la plupart des choses éthiopiennes, le prof. Levine espérait sincèrement que les Éthiopiens pourraient « neutraliser les tendances à la balkanisation » en promouvant des « organisations basées sur des coalitions multiethniques », et en instituant des organisations qui se consacrent à la gestion des questions économiques, sociales et culturelles mondiales », et en étant « actifs dans des institutions qui sont « aveugles de groupe ». Il croyait que célébrer, plutôt que dénigrer nos traits culturels particuliers – par exemple, en cooptant : « la capacité oromo d’organisation politique démocratique, … (en promouvant) la création historique amhara-tigréenne d’un régime multiethnique …. ( en encourageant) l’industrie des Gurage et Beta Israel, l’art de Harar et Dorze, et la myriade de contributions de tous les éléments de Talakadu Ityopia”) – fait beaucoup plus pour promouvoir non seulement la durabilité de notre nation multiculturelle, mais aussi son bien-être et sa stabilité.
Il est clair que, suivant cette ligne de pensée, l’Éthiopie a besoin d’une nouvelle idéologie qui réaffirme non seulement la possibilité, mais aussi la nécessité de maintenir notre nation multiethnique. Oromummaa, une idéologie conçue et promue par des intellectuels oromo expatriés, est par conception trop clivante, hégémoniste et partisane pour être d’une quelconque utilité pour maintenir la nation, sans parler de promouvoir la stabilité, la paix et la prospérité. Plutôt que de célébrer et de promouvoir notre diversité, il semble prôner l’assimilation et l’incorporation des «autres», sur la présomption douteuse que l’amharanisation avait fait de même sous les empereurs Menelik II et Haile Selassie I. Ou, peut-être, il est motivé par l’injustifiable prémisse que le TPLF avait voulu une nouvelle Éthiopie sous la suprématie du Tigré. Cependant, deux torts ne font pas un droit !
La réalité est que, malgré le statut majoritaire des Oromo, ils veulent, comme tous les membres des autres ethnies d’Éthiopie, vivre en paix, vaquer à leurs occupations sans être agressés par des fonctionnaires voyous et vivre dans un état de droit équitable qui ne porte pas atteinte à leurs droits fondamentaux. Lorsque les idéologues ne parviennent pas à répondre aux besoins réels des gens, ils continuent de les nourrir de mythes qui n’ont aucun rapport avec leur vie, dans le cas peu probable où cela apaiserait leur estomac et leur psychisme.
En l’absence d’idéologie unificatrice ou organisatrice, ce que les Éthiopiens doivent privilégier, c’est créer ensemble sans distinction d’ethnie ou de religion, un État qui vise à sortir son peuple de la pauvreté, tente d’éliminer toutes les formes de banditisme, d’insécurité, d’anarchisme, de corruption, etc… Se concentrer sur l’élimination pragmatique de tous ces maux collectivement en tant que programme national aura à coup sûr un effet unificateur et stabilisateur comme le ferait toute idéologie bien conçue, bien intentionnée et bien mise en œuvre.
Ce que nous sommes devenus à la place, ce sont tous les victimes d’une idéologie qui non seulement n’apportera jamais rien de positif à l’Éthiopie, mais pas même aux personnes mêmes dont elle était censée bénéficier. Si elle a jamais été interprétée comme une idéologie, l’amharanisation n’a jamais réussi à bénéficier aux personnes mêmes qu’elle était censée bénéficier, car à ce jour, après près d’un siècle d’hégémonie showan, les Amhara ne se distinguent en aucune façon en termes de richesse que le reste de la population. Ethiopiens. Leur seul avantage notable, s’il en est bien un, est de faire reconnaître leur langue comme langue de travail fédérale.
La tentative d’unification du Derg autour de la destruction du système féodal et de l’expropriation foncière et locative urbaine à la Le socialisme soviétique et sa vaine tentative d’égaliser la société éthiopienne n’ont abouti qu’à égaliser tous dans la pauvreté. Tout cela rendu encore plus terrible par sa guerre constante contre les fronts de libération.
L’idéologie de l’exception tigréenne et près de trente ans de traitement préférentiel du Tigré et des Tigréens n’ont conduit qu’à une guerre violente, cruelle et destructrice qui a causé la mort et la destruction plus sur la population tigréenne que les confiseurs de cette idéologie, c’est-à-dire le TPLF.
Aujourd’hui Oromumma, en plus d’être une idéologie concoctée dans quelque « laboratoire intellectuel » à l’étranger, a pour effet de générer plus de chaleur et de haine qu’un véritable point de discussion sur nos problèmes urgents. Il réussira en fait à nous conduire au moins au bord même de notre dissolution, sinon à nous précipiter dans le précipice. La raison en est simple. S’il peut maintenir son emprise sur sa base, c’est-à-dire le peuple Oromo, comme il entend le faire, nous assisterons à la fin de l’Éthiopie que nous connaissons depuis plus d’un siècle.
C’est l’espoir de tout Éthiopien de bonne volonté que cette idéologie destructrice ne soit pas adoptée, pas même par une minorité d’Oromos, et encore moins par le Premier ministre Abiy, à moins qu’il ne rechigne à présider à la dissolution de cette nation historiquement et culturellement riche. C’est loin de ce qu’il avait laissé entendre lors de son arrivée au pouvoir. Au contraire, il semble vouloir présider une nation unie, forte et prospère. Ce qu’il doit faire, c’est revisiter avec un esprit ouvert l’idéologie qui promeut et non pas détruire l’unité de l’Éthiopie. La voie lui a déjà été indiquée. Ce dont il a besoin, c’est de le poursuivre avec détermination.